Il s’en allait joyeux dans la pleine floraison de ses vingt ans le joli gars de ferme, cinglant de sa houssine la crosse veloutée des fougères nouvelles et les ramilles dorées des genêts !
Il s’en allait suivant le chemin creux, sifflant l’agreste mélopée que dans les labours d’automne il « rôdait » si gaiement en piquant ses grands boeufs ! Ah le beau gars que c’était !…
Marchant ainsi sous le clair soleil, il vint à rencontrer à la croisée de deux chemins une femme en pauvres habits, dont un tablier de « serpillière » souillé de chaux et de mortier serrait la taille. Bien doucement elle lui dit « Bachelet gentil, peux-tu, pour charité de Dieu, m’aider à mettre dans ma dorne la lourde pierre que voici… Je l’emporterai bien seule ensuite ? ».
Le gars la regarda et bien qu’elle eut encore figure très belle et douce il ne considéra que la glaise et la chaux et ne prie point pitié d’elle.
« C’est fête en ma paroisse, dit-il, et je ne travaille point en ce jour et puis, dis-moi la vieille, ai-je donc l’air d’un valet de porcherie pour servir ainsi les gouges de carrefours ! ».
« C’est bien, répondit-elle, va mon gars, va ton chemin et que notre Syre Dieu te traite aujourd’hui selon ton cœur ».
Le gars partit en effet et sur une souche, à l’ombre de la haie fleurie la pauvre femme alla s’asseoir.
A peine y était-elle qu’une jeune fille arrivait à son tour suivant l’étroit chemin. Elle allait en chantant, joyeuse comme un grive en mai, passant d’un talus à l’autre pour y chercher l’ombre des chênes « tétards » et des châtaigniers séculaires. Ah ! la jolie pucelle que c’était !
A son approche la bonne femme s’était relevée et sur le bord du chemin lui disait au passage :
« Bachelette gentille, veux-tu, par grande bonté m’aider à charger dans ma dorne la grosse pierre que voici ? ».
Dieu vous bénisse, Bonne Mère, dit-elle, je le veux bien ». La pastourelle se penchant, les bras tendus, les reins cambrés enleva la pierre d’un fier et seul effort mais voilà qu’en la recevant le tablier de « serpillière » de la vieille devint tout à coup comme de la fine dentelle bleue et blanche qui pourtant ne se rompit pas sous le poids, les grossiers vêtements de toile que portait la pauvresse se changèrent en somptueux habits et ses mains et son col tachés de chaux parurent couverts de perles précieuses.
A ces merveilles, la jeune fille connut qu’elle était la femme qui lui parlait et s’écria
« Ha Dame suzeraine, vous êtes la Mère Lusine !… ».
Alors la fée lui dit : « Merci ma fille, maintenant va ton chemin, que notre bon Syre Dieu te traite aujourd’hui selon ton cour ».
C’était en effet la bonne Fée Mélusine qui bâtissait alors le château situé à sept lieues de là !…
Et voilà ce qu’il advint du gars de ferme impitoyable et de la charitable jeune fille :
Le premier, poursuivant son chemin passa dans un village où des sergents se préparaient à jouer aux boules. Comme ils n’étaient que trois ils appelèrent le jeune homme afin de pouvoir arranger à leur gré la partie.
On était encore au matin, bien qu’il se fut mis en route pour aller voir sa fiancée il accepta et fit aVœux, deux ou trois parties qu’il gagna, aussi les sergents l’invitèrent-ils à prendre
en leur compagnie le repas de midi.
Il y mangea fort bien, il y but encore mieux si bien qu’à son départ de grands frissons lui passaient dans les jambes comme il en court dans les joncs de la Madoire l’instant d’avant l’orage. Cela devint si fort qu’avant le premier quart d’heure de route il ne vit pas au milieu du chemin une grosse pierre, une pierre toute semblable à celle de Mélusine et contre laquelle il s’en alla heurter du pied ce qui le fit tomber. Dans sa chute il se creva l’oeil droit dans la haie d’églantiers… cela le rendit si laid, si laid que ni sa promise, ni aucune fille ne voulut plus le regarder.
Quant à la petite bachelette qui s’était montrée bonne et. secourable en quittant la Fée Mélusine elle partit par les sentiers ombreux avec encore plus de joie au coeur, plus de rire aux lèvres, plus de bonheur dans les yeux
Il lui semblait que les fleurs souriaient à son passage, que les oiseaux chantaient plus gaiement en la voyant, que les parfums des champs devenaient autour d’elle plus pénétrants et plus suaves, les libellules aux ailes frémissantes, les papillons légers, les hirondelles rapides elles-mêmes s’attardaient autour d’elle comme si elle eût été la petite Reine aimée de ce printemps radieux.
Pour jouir de cet enivrement elle s’arrêta sur la mousse du talus et se remit à chanter… Or voilà qu’un très grand Seigneur qui passait l’entendit, fut ravi du charme de sa voix et de tout le bonheur qui rayonnait dans ses yeux ; s’approchant d’elle il se fit indiquer sa demeure et son nom et quelque temps après la pauvre fille des champs devenue grande dame habitait en maîtresse un puissant et splendide château que Mélusine avait elle-même bâti dans la nuit de Noël, cent ans auparavant.
Texte de ce conte : Louis CHARBONNEAU-LASSAY
(Le thème de ce conte aurait été donné à l’auteur par l’abbé Gustave Hay, curé de Neuvy-Bonin – Src La Gazette du Loudunais)